Une librairie du centre-ville de Jérusalem illustre l’évolution d’Israël en un siècle.
By NATHAN MARCUS (Jérusalem Post - édition française)
Qui a dit qu’il n’existait pas de blagues de libraires ? Un jour, l’un d’eux gagne le gros lot au Loto. On lui demande alors ce qu’il compte faire de tout cet argent. « Ma foi », répond-il, « je vais continuer à vendre des livres jusqu’à ce que la somme soit épuisée. » Vendre des livres n’est pas un métier facile. Ce qui n’a pas empêché deux Juifs allemands de se lancer dans la profession à plus d’un siècle d’intervalle et de l’exercer avec succès au centre de Jérusalem. Le premier, Ludwig Mayer, a fondé sa librairie en 1908. Quant à mon père, Marcel Marcus, il a pris la relève en 1994.
Entretemps, le magasin n’a guère changé. La boîte aux lettres, le numéro de téléphone et l’adresse sont les mêmes depuis les années 1930, tout comme l’emblème de la librairie, une chouette installée sur la lettre hébraïque « mem », assortie d’un « M » latin. Et chaque jour, quand Marcus se rend à la poste centrale de Jérusalem pour expédier ou réceptionner des colis de livres. Tout le monde l’appelle Ludwig.
Pourtant, bien des changements sont intervenus depuis la création de la librairie, des changements qui traduisent les transformations du pays au cours des 100 dernières années.
Ludwig Mayer est né en 1879 à Prenzlau, au nord-est de Berlin, dans une respectable famille de marchands de laine, religieuse et sioniste. Très jeune, il prend une décision : quand il sera grand, il sera libraire à Jérusalem.
Après une période d’apprentissage chez un libraire, Ludwig présente son projet à l’Organisation sioniste mondiale, où il n’est pas accueilli comme il s’y attend : « Aber Herr Mayer », lui répond-on, « nous sommes ravis que vous souhaitiez vous installer en Palestine, mais vendre des livres là-bas ? Il faut que vous compreniez bien, Herr Mayer, que c’est un nouveau Juif qui vit en Palestine, un Juif qui travaille la terre ! Un Juif qui n’a aucun besoin de livres ! » Même Arthur Ruppin, dirigeant sioniste et co-fondateur de Tel-Aviv, l’engage à renoncer à son idée. Pour lui, une librairie ne peut pas être rentable en Israël. Toutefois, Mayer tient bon et en 1908, à l’âge de 29 ans, il ouvre sa première librairie près de la Porte de Jaffa, à Jérusalem, à l’emplacement actuel du centre commercial de Mamilla.
Il ne doute pas de parvenir à vendre ses ouvrages : il aura pour clients le consulat d’Allemagne et plusieurs institutions allemandes présentes sur place, comme l’Hospice Augusta Victoria, l’église luthérienne du Rédempteur et l’abbaye de la Dormition, qui disposent tous d’une bibliothèque.
En outre, la majeure partie de l’éducation en Palestine est subventionnée par la Hilfsverein der deutschen Juden (Association d’aide des Juifs allemands), de sorte qu’en 1908, la principale langue d’enseignement est l’allemand.
Mayer ne s’est pas trompé. Très vite, il se voit contraint de transférer sa boutique dans des locaux plus spacieux, près de la Porte de Jaffa. Entretemps, il a épousé Hedwig Luebcke, une enseignante de Hambourg. Une photographie de l’époque les montre tous les deux, vêtus à l’européenne, à l’entrée de leur nouveau magasin par une belle matinée d’hiver, souriant joyeusement à l’objectif.
Mayer importe des livres et des magazines en provenance de toute l’Europe et dans diverses langues. A l’époque, la communauté juive de Palestine se cherche une lingua franca, une langue commune. Le comité fondateur de l’Université technique juive, devenue, depuis, le Technion de Haïfa, décide bientôt que toutes les matières scientifiques et techniques seront enseignées en allemand.
Voilà qui fragilise les progrès réalisés par l’hébreu dans les écoles de l’Association allemande d’aide aux Juifs ; aussitôt, un groupe de sionistes allemands de Palestine écrit au consul impérial d’Allemagne, à Constantinople, non sans insister sur le fait que leur point de vue n’est pas en contradiction avec les devoirs patriotiques. Non, ils tiennent à voir renaître l’hébreu et déplorent l’effet négatif que risque d’avoir la décision sur le développement de cette langue. Parmi les 27 signatures de la lettre, figurent celles d’Hedwig et Ludwig Mayer.
Les « réfugiés d’Hitler »
Contre toute attente, quand éclate la Première Guerre mondiale, six mois plus tard, Mayer et son épouse, n’écoutant que leur patriotisme, retournent en Allemagne.
Après l’armistice, en 1918, Hedwig trouve un poste de professeur d’hébreu et d’études religieuses dans une école juive de Leipzig, tandis que Ludwig, de son côté, continue de fournir des livres à la Palestine. Le Technion et la toute nouvelle Université hébraïque de Jérusalem figurent au nombre de ses clients.
Durant les années 1920, Mayer effectue plusieurs visites à Jérusalem, mais il estime que le moment n’est pas encore venu de s’y installer pour de bon.
Il changera d’avis avec la montée d’Hitler au pouvoir. Un jour d’avril 1933, en rentrant de la synagogue, Mayer trouve sur son magasin une pancarte proclamant : « Juif ! N’achetez pas ! ». Sa décision est aussitôt prise. En juin de la même année, il est de retour à Jérusalem.
Le 23 octobre 1933, il fait paraître dans le Palestine Post (qui devait devenir le Jerusalem Post) l’annonce de la réouverture de sa librairie : « M. Ludwig Mayer, de Berlin, qui a tenu une librairie à Jérusalem de 1908 à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, date à laquelle il a quitté le pays pour s’enrôler dans l’armée allemande, est de retour à Jérusalem.
Il entend ouvrir une nouvelle librairie. » Mayer n’est pas revenu tout seul. Les années 1930 et 1940 ont vu un important afflux d’immigrants de langue allemande en Palestine, et un bourgeonnement de librairies et de bibliothèques étrangères.
La Jérusalem que retrouve Mayer à son retour n’a plus grand-chose à voir avec celle qu’il avait quittée. On peut ainsi lire, dans le Publishers’ Circular, journal britannique de l’édition, que la Palestine de 1935 connaît « de rapides progrès commerciaux et culturels, auxquels Juifs comme Arabes participent, amenant une prospérité propre à éveiller les convoitises de beaucoup de pays plus favorisés ».
Pourtant, l’écrivain Amos Oz se souvient que, durant ces mêmes années, quand sa famille n’avait pas de quoi acheter à manger pour le Shabbat, son père allait vendre quelques-uns de ses livres à « M. Ludwig Mayer ». Selon le Publishers’ Circular, l’immigration récente des « réfugiés d’Hitler » comprenait scientifiques, philosophes, techniciens et commerçants. Le public juif de Palestine se révélait donc « fortement intellectuel » et réclamait « des livres sérieux, des ouvrages de sociologie et d’économie politique, ainsi que de la littérature, avec un penchant pour les romans de qualité ».
Clients illustres : Ben Gourion ou… Eichmann
En face de la librairie de Ludwig Meyer, dans la Princess Mary Avenue (aujourd’hui Shlomtzion Hamalka), s’élevait le quartier général de la police du Mandat britannique. En 1939, l’Irgoun fait sauter la poste centrale de Jérusalem.
Aussitôt, l’avenue devient une zone sécurisée fermée, entourée de barbelés.
Dès lors, des volontaires se relaient pour faire du lèchevitrines du côté sud de la rue, afin de soutenir les commerçants et de démontrer qu’il existe là une présence juive. Un bon prétexte, racontera l’un de ces bénévoles, bien des années plus tard, pour passer un moment à feuilleter des livres chez Ludwig Mayer.
Il arrive que des échanges de feu dans la rue obligent Mayer et ses clients à se réfugier derrière les livres. En août 1947, « une fusillade trop enthousiaste » endommage plusieurs magasins de Princess Mary Avenue. « Dans la vitrine – ou ce qu’il en reste – de la librairie de Ludwig Mayer », raconte le Palestine Post, « se trouve un exemplaire de Inch’Allah, une nouvelle publication écrite par un policier palestinien. » Un an plus tard, l’Etat juif voit le jour. Son premier Premier ministre, David Ben Gourion, compte parmi les plus illustres clients de Mayer. Entretemps, l’Université hébraïque est devenue l’institution académique la plus prestigieuse d’Israël et, comme on ne trouve pas de librairie sur le campus, c’est Ludwig Mayer qui fournit les livres aux étudiants.
Cependant, l’une des listes de livres les plus mémorables que la librairie ait eu à traiter ne venait pas de l’université : c’est un officier de police qui la tend pour la première fois au libraire en 1961. Le policier reviendra ensuite chaque semaine, demandant à chaque fois six ouvrages en allemand, sur un vaste éventail de sujets. Au départ, il se refuse à révéler pour qui il achète ces ouvrages. Il finit par le faire au bout de quelques mois : les livres sont destinés à Adolf Eichmann.
En entendant ce nom, Esther Mayer, la seconde femme de Ludwig, s’évanouit. Par la suite, ce sera elle qui choisira avec le plus grand soin les lectures de l’ex-haut fonctionnaire nazi : des ouvrages sur le sionisme, dont Altneuland, de Théodore Herzl, par exemple, ou Le mouvement sioniste, d’Adolf Böhm.
Les volumes de poche n’en ont plus pour très longtemps…
Six ans plus tard, Jérusalem est réunifiée. Howard Blake, journaliste new-yorkais, est envoyé dans la ville pour décrire la vie de tous les jours. Blake est déjà un amoureux de Jérusalem et il ne manque pas d’évoquer dans ses articles la « fameuse librairie » de Ludwig Mayer. Le magasin célèbre à l’époque son 60e anniversaire et Blake rapporte les titres des livres présentés en vitrine, « afin que ses lecteurs sachent ce que tout le monde lit à Jérusalem en ce moment », préciset- il avec humour.
Mayer décède dix ans plus tard, à l’âge de 99 ans. Sa notice nécrologique dans Die Welt le décrit comme « le plus ancien et le plus célèbre libraire, qui lisait toujours les livres avant de les recommander à ses clients ». Ses deux fils, Herman et Rafael, reprennent la librairie jusqu’aux années 1990, mais ses petits-enfants, eux, choisiront des carrières différentes.
Après deux générations d’entreprise familiale, cette véritable institution était donc menacée de fermeture lorsqu’un autre immigrant originaire de Berlin, Marcel Marcus, l’a rachetée au milieu des années 1990.
« Bien sûr que le secteur du livre est en crise ! », me dit mon père en buvant son café dans un troquet du quartier. « Et ce n’est pas nécessairement parce que les gens lisent moins.
En revanche, c’est assurément parce qu’ils lisent moins de livres. » Aujourd’hui, l’information scientifique est disponible gratuitement sur Internet. Même si la plupart des clients affirment qu’il leur est moins agréable de lire sur écran, Marcel sait qu’une transformation radicale est en marche et que les volumes de poche n’en ont plus pour très longtemps.
L’on vendra certes moins de livres à l’avenir, mais ce seront les grandes chaînes de librairies qui en souffriront le plus, et non les petites boutiques spécialisées. Déjà, les grandes chaînes consacrent de moins en moins d’espace aux livres et la vente des « autres articles » constitue souvent plus de la moitié des bénéfices. « Cela ne peut que renforcer les petites librairies comme celle de Ludwig Mayer », affirme Marcus. « Le secret de la réussite consiste donc à marcher sur les traces de celui-ci, en fournissant aux clients des conseils judicieux et personnalisés. » L’activité de la librairie a pourtant bien changé en cent ans.
Ludwig Mayer avait bâti son commerce sur l’importation d’ouvrages spécialisés en Israël.
Marcus, lui, fait l’inverse, fournissant au reste du monde des ouvrages universitaires publiés en Israël. Sa clientèle se compose de bibliothèques et d’universités étrangères qui ont besoin de tenir leurs lecteurs informés de la production des chercheurs israéliens, de l’archéologie à la zoologie et de la philosophie à la physique.
Cela en dit long sur la métamorphose qu’a connue, en l’espace d’un siècle, ce pays qui se tenait au départ en marge de la science et de la culture européennes, et qui est aujourd’hui devenu une locomotive économique et intellectuelle, exportant son savoir et son ingéniosité vers les quatre coins du monde.
Marcus sort fièrement son iPad pour présenter la toute nouvelle version électronique de sa librairie. Conçue comme un livre, elle permet aux utilisateurs, où qu’ils se trouvent, de feuilleter le catalogue des titres disponibles. Ce que je fais, tout en racontant à mon père la blague sur le libraire qui a gagné au Loto. Il sourit et m’en raconte une autre : « Un homme entre dans une librairie et demande : ‘J’espère que vous n’avez pas de livres sur la psychologie inversée’ ».
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